En effet, le début du Prospectus d’introduction nous indique la motivation première, et en même temps nous parle de « géomètres « et de « sciences exactes » sans mentionner encore le mot «mathématiques » :
«C'est une singularité assez digne de remarquer que, tandis qu'il existe une multitude de journaux relatifs à la Politique, à la Jurisprudence, à l'Agriculture, au Commerce, aux Science physiques et naturelles, aux Lettres et aux Arts; les Sciences exactes, cultivées aujourd'hui si universellement et avec tant de succès, ne comptent pas encore un seul recueil périodique qui leur soit spécialement consacré(**), un recueil qui permette aux Géomètres d'établir entre eux un commerce ou, pour mieux dire, une sorte de communauté de vues et d'idées; un recueil qui leur épargne les recherches dans lesquelles ils ne s'engagent que trop souvent en pure perte, faute de savoir que déjà elles ont été entreprises; un recueil qui garantisse à chacun la priorité des résultats nouveaux auxquels il parvient; un recueil enfin qui assure aux travaux de tous une publicité non moins honorable pour eux qu'utile au progrès de la sciences. »

I. L’ambition est clairement affichée :

Etablir une « émulation » (un « commerce d’idées ») au sein d’une « communauté » qui se reconnaîtrait et se ferait reconnaître, éviter des recherches inutiles, et assurer la promotion de travaux utiles « au progrès de la science ».
Le succès de l’entreprise, comme l’intérêt que suscitent encore aujourd’hui les Annales, seront révélateurs a posteriori de la pertinence de ces objectifs.
Emulation, promotion, communauté. Arrêtons nous un instant sur ces trois termes.
L’émulation sera effective, comme je l’ai montré dans le chapitre sur les controverses de ma thèse, ou dans des débats qui entourèrent les articles de calcul différentiel, de géométrie des imaginaires, ou de géométrie projective, dont j’ai parlé par ailleurs. Gergonne insiste d’ailleurs sur ce point dans le même document : « Chaque numéro des Annales offrira un ou plusieurs Théorèmes à démontrer, un ou plusieurs problèmes à résoudre. Les Rédacteurs, dans le choix de ces théorèmes et problèmes, donneront la préférence aux énoncés qui pourront leur être indiqués par leurs correspondans; et ils consigneront, dans leur recueil, les démonstrations et solutions qui leur seront parvenues; ils espèrent ainsi provoquer chez les jeunes géomètres une utile et louable émulation. Personne n'ignore d'ailleurs combien ces sortes de défis ont ajouté de perfectionnement à l'analise, au commencement du dernier siècle ; et il n’est point déraisonnable de penser qu'en les renouvelant, on peut, peut-être, lui préparer encore de nouveaux progrès. ». L’émulation et les controverses s’exerceront bien au-delà des simples défis que représentaient les théorèmes non démontrés.
La « promotion» des travaux des mathématiciens ainsi visés se fera de deux façons différentes :

1- la première, déjà largement pratiquée dans les journaux savants des siècles précédents (le Journal des savans, The Mathematical Repository, les Philosophical Transactions etc.) consistera en des comptes-rendus d’ouvrages. Gergonne écrit à ce propos dans son Prospectus : « Enfin, un objet auquel on se propose de donner, dans ces Annales, une attention toute particulière, à raison de l'extrême utilité que le public peut en retirer, c’est l'annonce et l'analise des ouvrages nouveaux, tant nationaux qu'étrangers, relatifs aux sciences mathématiques et aux autres sciences qui en dépendent. ». Il restera fidèle à cette intention jusqu’au dernier numéro en 1832. Et la publicité qu’il fera par exemple au Journal de Crelle conduira à de fructueux échanges d’articles entre les deux personnages.

2- La publication des articles s’inscrivant dans la ligne éditoriale, quels qu’en soient les auteurs, et sans censure de classe ou de champ disciplinaire. On trouvera en effet tout au long des 22 années de publication des contributions d’élèves de collèges comme de membres d’académies ou de professeurs de facultés ou de grandes écoles, français ou étrangers, et la diversité des rubriques dont je reparlerai plus loin vient confirmer l’esprit d’ouverture qui animait les rédacteurs.

La « communauté » est donc très large. Gergonne exprime une frustration liée à son éloignement de la capitale et de ses élites :
« Les Rédacteurs des Annales sentent fort bien tout ce que la distance où ils se trouvent du centre des lumières peut ajouter de difficultés à leur entreprise; mais, plus jaloux de leur réputation et de l'estime des savans que soigneux de leurs intérêts pécuniaires, ils sont résolus de faire tomber sur eux seuls tous les sacrifices auxquels la position peu commode où ils se trouvent doit inévitablement les exposer ». Il avoue son échec à convaincre les mêmes élites à fonder (avec lui) un tel journal : « Ils (les rédacteurs) avaient même fait, auprès de quelques personnes plus à portée et mieux en état qu'eux de l'exécuter, les démarches pressantes pour les solliciter à l'entreprendre; et le non succès de ces démarches a seul pu les enhardir à s'en charger eux-mêmes ». Et il veut intéresser ces élites : « Ils (les rédacteurs) osent croire (…) que les savans même qui pourraient le mieux se passer des secours qu'un ouvrage de la nature de celui-ci est susceptible d'offrir, ne dédaigneront pas néanmoins d'accorder leur encouragement honorable à une entreprise dont le succès ne peut que contribuer encore à l'avancement de ces mêmes sciences ». Mario Otero et Jean Dhombres y ont vu la volonté d’un homme de donner la parole aux « oubliés », à une « communauté enseignante » isolée dans ses établissements de province. L’insistance que Gergonne mettra pour obtenir le titre de correspondant de l’académie, ses engagements politiques avant et pendant sa carrière rectorale, ses courriers innombrables aux ministres, nous font plutôt penser à une volonté de se hisser à la hauteur de ces mêmes élites. Mais le résultat n’en est pas moins là. Si nous ne disposons pas de registres des abonnés, la population d’auteurs nous renseigne cependant sur la double réussite de son entreprise : la communauté enseignante dans son ensemble est représentée, et les mathématiciens de renom finiront par adhérer à son journal en y publiant des articles entre 1820 et 1830, comme l’a noté Amy Dahan.

Tableau auteurs des Annales

Là encore, cette dernière remarque est à relativiser : les contributions de ces élites dans la dernière décennie de parution des Annales sont numériquement bien moindres que celles qu’elles publient par exemple dans le Bulletin de Ferrussac, voire dans la Correspondance de Quételet, qui n’étaient pourtant pas uniquement consacrés aux mathématiques.