La définition du mot « mathématiques » et la question de la spécialisation au moment du lancement des Annales.
Cela nous amène à poser la question de la définition du mot « mathématiques » au début du 19ème siècle. Et à nous demander si Gergonne était un « spécialiste », de même que ses lecteurs et auteurs.
Mathématiques ou sciences exactes ? Mathématiciens ou géomètres ?
Les Annales de Gergonne furent le premier grand périodique du 19ème siècle consacré uniquement aux mathématiques, et nul ne doute que son contenu se rapporte essentiellement à ce que nous nommons aujourd'hui ainsi.
Cependant, le terme de géomètre est souvent préféré à celui de mathématicien. Certes, nous sommes au début du XIX° siècle, mais l'héritage classique pèse encore, y compris dans les dénominations, et en particulier dans ce cas: l'éternel géomètre" de Platon, le rang de "grand géomètre" attribué à Apollonius, et celui plus modeste de "géomètres" donné aux arpenteurs des rives du Nil, sont les exemples traditionnels que Gergonne reprend lui-même dans un article sur la synonymie mathématique (T. 8, 1817-1818, p. 156).
Gergonne nous renseigne à la fois sur la persistance de l’emploi du terme de « géomètres », et sur sa propre vision des mathématiques, les seules « sciences exactes » à ses yeux. Finalement, les géomètres s’occupent de bien d’autres choses que de géométrie (nous le verrons évidemment dans toutes les rubriques représentées), mais travaillent dans des domaines relevant de l’exactitude des raisonnements et des calculs, au sens de la logique déductive héritée d’Aristote et de Port Royal (et que Gergonne enrichit dans un long article de « dialectique rationnelle » au T.7, 1816-1817, p. 189-228 ), domaines qui seuls peuvent se retrouver sous l’appellation de « mathématiques » au sens où il l’entend.
Cet élargissement du champ de la seule « géométrie » à celui de la mathématique telle que nous la voyons aujourd’hui a été évidemment noté bien avant cette époque. Jeanne Peiffer et Jean Pierre Vittu nous parlent bien d’un thème « souvent abordé » dans le Journal des savants, l’ « introduction du calcul algébrique dans les démonstrations de géométrie ».
Le débat est toujours d’actualité au début du 19ème siècle, et on le retrouve dans les Annales par exemple en 1817, T. 8, p. 141-152, dans un article de Poncelet que Gergonne classé en « philosophie mathématique » (ce qui est déjà signifiant en soi), et auquel il répond sous forme très polémique (T. 8, p. 156-161): « Réflexions sur l’usage de l’analyse algébrique dans la géométrie, suivies de la solution de quelques problèmes dépendant de la géométrie de la règle ».
Là encore, le Prospectus permet d’apprécier les démarcations faites par le rédacteur entre « mathématiques pures », « sciences exactes » et applications :
« Ces Annales seront principalement consacrées aux Mathématiques pures, et surtout aux recherches qui auront pour objet d'en perfectionner et d'en simplifier l'enseignement. Le titre de l'ouvrage annonce assez d'ailleurs que, si l'on n'y doit rien rencontrer d'absolument étranger au Calcul, à la Géométrie et à la Méchanique rationnelle, les rédacteurs sont néanmoins dans l'intention de n'en rien exclure de ce qui pourra donner lieu à des applications de ces diverses branches des sciences exactes. »
La dernière précaution permettra d’élargir le champ des mathématiques appliquées par exemple à des questions d’arithmétique politique, offrant ainsi une tribune au polémiste Gergonne… Mais à de rares exceptions près, la seule discipline classée dans ces mathématiques appliquées que nous ne trouverons plus dans les revues ultérieures est celle de « philosophie mathématique » que Gergonne n’annonce d’ailleurs pas dans son Prospectus:
« Ainsi, sous ce rapport, l'Art de conjecturer, l'Economie politique, l'Art militaire, la Physique générale , l'Optique, l'Acoustique, l'Astronomie, la Géographie, la Chronologie, la Chimie, la Minéralogie, la Météorologie, l'Architecture civile, la Fortification, l'Art nautique et les Arts mécaniques, enfin, pourront y trouver accès. On aura soin, au surplus, de consulter, à cet égard, le vœu du plus grand nombre des souscripteurs, et de s'y conformer scrupuleusement. »
Un document de référence, et concomitant à l’apparition des Annales (puisque publié en 1810, bien que remis à l’Empereur en 1808) permet de situer les disciplines admises par Gergonne par rapport à ce que l’on entendait officiellement par « mathématiques » à l’Institut : il s’agit du Rapport à l’Empereur sur le progrès des sciences, des lettres et des arts depuis 1789, de Jean-Baptiste Delambre, et plus particulièrement de sa section I (mathématiques).
Proportions des champs mathématiques du rapport Delambre (1808) (Source: Jean Dhombres, introduction à la réédition de 1989):
Rapport Delambre 1808-1
Proportions des champs mathématiques dans les mémoires de la première classe de l’Institut avant 1808 (Source: Jean Dhombres, introduction à la réédition de 1989 du rapport Delambre):
Rapport Delambre 1808-2
Finalement, les Annales de Gergonne sont bien un journal uniquement consacré aux mathématiques et à leurs applications, si l’on prend ces dernières en un sens assez large partagé à l’époque. Le souci premier des éditeurs (les « recherches qui auront pour objet d'en perfectionner et d'en simplifier l'enseignement ») sera en revanche largement contredit : un nombre important d’articles sont inaccessibles au commun des élèves ou des professeurs de l’époque, et exposent simplement le fruit de recherches et d’avancées en dehors du contexte scolaire, ou du moins à un niveau où la recherche et les découvertes ont autant leur importance que la présentation didactique (école polytechnique, facultés, académies nationales).