Les avancées mathématiques en France à la fin du 18ème et au début du 19ème siècle étaient encore souvent inscrites dans une vision philosophique.
En témoignent les motivations revendiquées et argumentées des auteurs d’ouvrages d’analyse de rejeter l’infiniment petit (Lagrange, Arbogast, Lacroix, Du Bourguet, etc.).
En témoignent aussi les ouvrages affichant strictement leur volonté de débattre sur les questions philosophiques sous-jacentes à des choix didactiques ou conceptuels et théoriques : Carnot et sa Métaphysique du calcul infinitésimal ou sa longue dissertation préliminaire à sa Géométrie de position, Wronski et son Introduction à la philosophie des mathématiques et technie de l’algorithmie ou sa Réfutation de la théorie des fonctions analytiques de Lagrange, etc.
En témoignent enfin les nombreux articles parus à partir de 1810 dans les Annales de Gergonne, et qui relevaient de ce que ce dernier appelait la « philosophie mathématique » : la connexion avec la philosophie s’y exprimait évidemment prioritairement, mais on la rencontre aussi largement dans les articles classés dans des rubriques strictement mathématiques.
On peut montrer à travers l’évolution de deux grands journaux de mathématiques – les Annales de Gergonne et le Journal de Liouville – que les années 1810-1840 vont être celles de l’émancipation progressive des mathématiques vis-à-vis de la philosophie, et de leur constitution en spécialité. L’étude détaillée des textes mixtes – à la fois philosophiques et mathématiques - du premier de ces deux périodiques, de leur raréfaction à partir de 1820, de la nature des auteurs publiant dans les Annales, et enfin de l’absence de tels textes dans le Journal de Liouville, nous permet de défendre l’hypothèse selon laquelle l’évolution constatée est la conjonction de facteurs institutionnels, culturels et générationnels.