Les Annales de Mathématiques pures et appliquées" de J.-D. GERGONNE.

Au début du XIXème siècle, de 1810 à 1832, le mathématicien Nîmois Joseph-Diez GERGONNE a publié un journal intitulé "Annales de mathématiques pures et appliquées", que je présente dans les pages qui suivent, et qui est le premier grand périodique "généraliste" consacré aux mathématiques.

Ce journal étant plus simplement connu sous le nom d'Annales de Gergonne, je me contente par la suite de l'appeler les "Annales".

Composées de 948 articles, lettres ou mémoires (dont certains mériteraient encore de nos jours d'être publiés), ces "Annales" ont intéressé et impliqué 138 auteurs, de tous niveaux (du simple élève de collège à l'illustre professeur de l'Ecole Polytechnique), de toutes origines géographiques (en France et en Europe), et dans tous les domaines des mathématiques (j'étudie plus loin la liste des rubriques, que je donne dans l'ordre chronologique d'apparition dans la partie D, Annexe 1) comme de la "philosophie mathématique" .

Ce formidable document de près de 9000 pages paraissait périodiquement (généralement mensuellement) sous forme de fascicules qui étaient reliés chaque année en épais volumes. je me dois de relever et de corriger ici une erreur que j'ai rencontrée dans la quasi-totalité des références au nombre de tomes composant l'œuvre achevé : il est fait mention indifféremment de vingt et un tomes ou volumes; or, s'il existe bien au total un tel nombre de volumes reliés, le dernier renferme en fait deux tomes, au sens où l'entendait Gergonne, c'est à dire au sens des années de parution non pas civiles, mais allant de juillet à juin; bien qu'inachevé (il ne comporte que quatre articles et une note de Gergonne expliquant l'interruption de la publication), le tome 22 (1831-1832) y apparaît séparément.
Je reviens dans le chapitre I de la partie B sur le champ (mathématique, épistémologique...) couvert par ce journal, et sur les conditions précises de son fonctionnement.

Présentation de ce travail.

La partie A de ce travail est consacrée à l'étude générale des différents protagonistes de cette vaste entreprise.

	- Le premier d'entre eux, Joseph-Diez Gergonne, sera présenté tout d'abord (A- Ch.I) tant par le biais de sa biographie que par celui de ses multiples publications et communications. Je m'intéresse aussi aux traits forts de ce personnage hors du commun.
- Les autres acteurs de cette immense entreprise furent bien sûr les correspondants de Gergonne, qui alimentèrent de leurs communications, de leurs défis, de leurs polémiques, de leurs découvertes, la matière même de son journal. Etant donnée la grande variété de leurs parcours, et des institutions dont ils se recommandaient ou étaient issus, je donne dans le chapitre qui leur est consacré A - Ch.II un aperçu de ces dernières, et de leur évolution sur la période concernée (A-ChII; § II-1). Je relie ainsi cette courte étude historique aux individus étudiés par un inventaire statistique des parcours de ces derniers. Après quoi je détaille le profil de certains personnages de l'époque, soit en raison de leur originalité ou de leur célébrité, soit au contraire en raison de la conformité de leur parcours aux règles historiques et institutionnelles (A-ChII; § II-2).

La partie B étant consacrée à l'œuvre de Gergonne, je consacre un premier chapitre à l'inventaire détaillé des Annales elles-mêmes, profitant au passage de dresser un tableau de la communauté mathématique de l'époque.

Nous verrons ensuite que, les idées de Gergonne s'exprimant ou affleurant à chaque détour de son journal, nous ne pouvions que consacrer un chapitre à sa philosophie des mathématiques, comme il aimait lui-même appeler ses points de vue: ce sera l'objet du chapitre II de cette partie B.

Il était impossible de détailler toutes les contributions des correspondants de Gergonne. Après avoir expliqué mes choix sur le fond de polémique et d'émulation qui régnait souvent entre eux (Partie C- Ch. I), j'ai consacré l'essentiel de la partie C à l'étude de deux domaines importants dont on a pu suivre dans les Annales les évolutions, voire les bouleversements:

- les nombres négatifs et les nombres complexes (C- Ch.II). Les premiers furent en effet l'objet d'un "combat d'arrière-garde" qui illustre bien les réticences épistémologiques et ontologiques qui encombraient la marche en avant de l'abstraction mathématique. Les seconds ont acquis au contraire une légitimité grâce à leur représentation géométrique exposée essentiellement par Argand et Français.
- le calcul différentiel, alors en situation de blocage sur le plan conceptuel et philosophique, ce qui n'empêcha pas la production de multiple tentatives de développement qui toutes, sur des apriorismes souvent contestables (nous jugeons ici rétroactivement), ont apporté leur pierre à l'édifice de l" analyse transcendante".

La partie D se compose de relevés des sources directes de notre travail: tables générales des Annales et écrits de Gergonne.

Les annexes, situées après la bibliographie, sont de deux types:

           - Relevés particuliers permettant des accès diversement ciblés aux Annales et au travail de Gergonne: articles de Gergonne, articles de la rubrique Philosophie mathématique, index des correspondants de Gergonne, index nominum, liste des publications sur Gergonne.

- Reproductions de documents originaux.

Méthode.

J'ai voulu voulu effectuer ici en premier lieu un travail d'historien des sciences en revenant systématiquement au matériau de base que constituent les vingt-deux volumes des Annales et les multiples autres écrits de Gergonne.

Pour ce qui concerne la première partie, J'ai essentiellement retenu pour les aspects biographiques les éléments contenus dans les documents d'époque que j'ai consultés (les Annales, en particulier, contiennent de précieuses indications qui permettent de reconstituer le "puzzle" de certaines trajectoires).

Pour les aspects mathématiques, historiques, épistémologiques de la deuxième et de la troisième partie, j'ai fait parler le texte de base, sauf mention faite de publications ayant déjà été effectuées sur celui-ci.

Je suis parti du principe que la réalité du texte, des problèmes soulevés, des réticences, des régressions comme des avancées soudaines, constituait le matériau premier de ce travail; nous n'avons tenté de dégager les méthodes en action, les concepts sous-jacents ou définis, qu'à partir de cette réalité, c'est à dire en évitant, autant que possible, de plaquer ou de diriger sur elle des interprétations ou des éclairages influencés par une culture plus récente.

Ainsi, à chaque occasion où j'ai cru voir des prémisses de concepts que nous connaissons mais qui n'ont émergé qu'après la date de publication du texte, j'ai insisté, si je ne pouvais établir avec certitude la relation, sur le fait qu'il s'agissait d'impressions personnelles: la longue fréquentation d'un texte provoque souvent de telles impressions, et il faut bien sûr se garder de les énoncer comme des faits acquis (nous ne pouvons d'ailleurs malheureusement pas prétendre avoir toujours obéi à la règle).

En revanche, il était plus facile de voir s'exercer à travers les textes l'influence des écoles de pensée des périodes antérieures à ( voire contemporaines de) celle des documents étudiés. Sur les traces de Cavaillès et Bachelard, j'ai bien sûr essayé de dégager l'étude des textes mathématiques de toute philosophie toute faite, en tentant de demeurer à l'intérieur même des mathématiques au nom d'une autonomie qui leur confère leur "singularité radicale" . Mais les apriorismes affichés dans de nombreux articles relevaient sans conteste d'adhésions à certains systèmes philosophiques, ou de réactions à l'égard d'autres, et la construction de l'édifice n'était pas à l'abri de leur influence: nier celle-ci au nom d'une objectivité se réclamant uniquement de la démarche strictement mathématique nous aurait privés d'outils importants pour la compréhension des textes. Aussi, bien que partageant les vues de Cavaillès sur la nécessité de la méthode historique, sur la "solidarité intime" qui relie, à l'intérieur même des mathématiques, ses différents moments, ai-je dû m'autoriser à en sortir pour chercher ailleurs le sens ou la raison philosophique de l'acte mathématique: là où Cavaillès cherchait "dans les mathématiques elles-mêmes le sens philosophique de la pensée mathématique" , j'ai parfois inversé le procédé en cherchant, dans la pensée philosophique adoptée a priori, le sens des choix mathématiques.

Motivations et conditions de recherche.

Que dire des motivations qui ont guidé ce travail, sinon le plaisir procuré et la curiosité d'un enseignant de formation scientifique à l'égard de l'histoire de sa science?

Une déjà longue expérience de l'enseignement des mathématiques (vingt ans) à tous les niveaux (du collège à l'université, en passant par le lycée), m'a fait voir l'intérêt pédagogique du retour à l'histoire dans l'exposé parfois abscons de notions difficiles pour les élèves: on peut d'ailleurs déplorer que ce lien ne soit pas systématiquement imposé dans les programmes, et tout particulièrement ceux de l'enseignement supérieur. Une attirance ancienne et constante pour la philosophie des sciences m'a fait "franchir le pas" en direction de ce travail d'envergure, avec les encouragements amicaux et la compréhension de M. Alain MICHEL. Il était souvent difficile de concilier l'enseignement à l'université et les recherches éloignées géographiquement, et monsieur MICHEL a "fermé les yeux" sur ma trop épisodique présence aux séminaires qu'il organisait à Aix-en-Provence.

Au chapitre des conditions de recherche, justement, précisons que j'ai essentiellement travaillé à la base sur l'exemplaire des Annales de Gergonne possédé par la bibliothèque de Nîmes, puis sur les dix-huit volumes de la bibliothèque de l'Université de Provence, à Marseille. Le document appartenant au fonds ancien, les photocopies en étaient en principe interdites. Sur ce sujet deux conceptions s'opposent:

- les partisans de l'application stricte de cette interdiction considèrent que la photocopie abîme les ouvrages.
- d'autres conservateurs, au contraire, constatant que l'ouvrage est très rarement consulté, et qu'un chercheur qui s'y intéresse va le manipuler longuement, préfèrent voir ce dernier le photocopier pour lui éviter les va-et-vient depuis la réserve, et les altérations consécutives aux manipulations trop nombreuses.

Au gré des mouvements des personnels des bibliothèques au cours de mes cinq années de recherche, j'ai eu affaire aux représentants des deux conceptions. Si je comprends les premiers, je n'en remercie pas moins les seconds qui m'ont permis, sur un nombre malheureusement trop limité de pages, de travailler le document chez moi, dans des conditions bien meilleures que l'ambiance bruyante d'une bibliothèque "tous publics".